À observer chaque jour les petites incivilités ordinaires des adultes, dans de nombreux espaces publics, il n’est pas possible d’ignorer que ces comportements existent aussi dans ces « espaces de soi », dans cette intimité numérique. Car à l’extimité numérique qui étonne les adultes, il faut renvoyer son correspondant pour se rendre compte que la dénonciation si forte de la perte d’autorité et la disparition de la discipline est un problème d’adultes d’abord, et en particulier dans l’espace intime.
L’écart souvent constaté entre les discours sur et le faire réel en matière d’usage des médias et d’Internet confirme cela (on peut aussi le constater sur les routes chaque jour). Chaque être humain dispose d’un réservoir de faiblesses qui peut se vider à tout instant. La principale différence entre l’adulte et le jeune est que le premier a appris à les cantonner le plus souvent à l’intérieur, alors que les jeunes n’ont pas encore appris à les cacher. Rappelons-nous notre jeunesse et nos critiques au monde adulte. Écoutons aujourd’hui les critiques que nous adressent les jeunes.
Cet apprentissage de l’intériorisation des règles (cf. la construction du « sur-moi » de la psychanalyse) lors de l’enfance ne signifie pas pour autant qu’il n’y aura pas de transgression, et le monde adulte en témoigne quotidiennement. Quand nous écoutons les discours du retour à la discipline et à l’autorité, de l’enseignant en particulier, on ne peut s’empêcher de se demander si cette autorité extérieure ne doit pas être précédée d’une autre construction, celle de la discipline intérieure.
Par exemple, l’idée selon laquelle Internet est source de copiage, de plagiat oublie l’histoire du plagiat. C’est surtout parce qu’il existe des outils formidablement puissants de comparaison de texte que le plagiat, la copie sont plus facile à identifier (et à réaliser). Prenez le cas des copies de mélodies musicales, il est désormais de plus en plus facile de les déceler à l’aide des outils numériques. Ces faits ne changent rien au problème, mais les restituent dans un contexte éducatif nouveau. Or ce contexte éducatif nouveau c’est l’éducation indispensable à la « discipline intérieure » comme complément permanent à la discipline de l’extérieur. L’élève qui copie son devoir sur Internet s’astreint à une activité qui révèle la nature de sa discipline intérieure mais à mettre en relation avec celle de l’extérieur. Autrement dit s’il choisit cette modalité, c’est que les codes externes l’invitent à le faire et qu’il n’éprouve aucune culpabilité parce qu’il pense (sait?) que cette discipline de l’extérieur n’est qu’une apparence.
La notion d’exemplarité suppose que la discipline intérieure s’exprime à l’extérieur. Il est d’ailleurs assez intéressant de noter que cet intérieur a un effet quasi naturel sur l’extérieur, alors que l’inverse est loin d’être vrai (cf. plus haut). L’autorité dite naturelle s’appuierait donc sur la discipline intérieure. Pourtant c’est souvent l’inverse qui est évoqué : une discipline extérieure génèrerait a priori une discipline intérieure (ce que pensent a priori nombre de personnes de tous niveaux qui veulent qu’on édicte des lois dès qu’un problème se pose). L’expérience montre qu’il n’en est rien et qu’au contraire cela provoque à long terme des révoltes, des rejets…
Le numérique, pour ce qu’il renvoie à l’intimité, à la relation individuelle de soi à l’écran et ce qui y transparait, est une opportunité pour s’intéresser à cette discipline. L’ascèse monacale fait parfois sourire ceux qui en ignorent le sens profond, parce qu’elle met un écart très important avec le quotidien de la vie en société. Or l’exigence du numérique c’est le plus souvent en premier une confrontation à soi davantage qu’une confrontation à l’autre, malgré le web 2.0.
Quand, pour la première fois un adulte se confronte à ces machines, c’est d’abord à lui même qu’il est renvoyé (une ancienne émission de la série Strip Tease en témoigne). Il est d’ailleurs assez étonnant de voir la difficulté qu’ont certains adultes (et les enseignants ne sont pas épargnés) à s’astreindre à l’ascèse de la répétition pour accéder à un niveau d’habileté et d’aisance nécessaire à un usage courant. Parce que pour dépasser les premières manipulations simples, il faut « travailler, faire des efforts »… On peut illustrer cette difficulté à propos de la recherche d’information sur Internet et des pratiques adultes (autant voire moins que celles des jeunes) qui sont souvent en difficulté dans ce domaine, rares sont ceux qui ont construit de véritables dispositifs numériques informationnels personnels. Du coup face à ces difficultés, le terme superficialité vient servir de mise à l’écart et donc de disqualification.
Le sentiment de superficialité qui serait celle de l’Internet a de tout temps été évoqué à propos de la jeunesse d’une part, à propos de toutes les technologies de l’information (depuis la création des premiers écrits papiers). Ce sentiment de superficialité traduit aussi une perception de la jeunesse par le monde adulte qui peut s’expliquer par l’ignorance de l’expérience personnelle, de l’histoire personnelle. L’accumulation de l’expérience de vie donne le sentiment de prise de distance de plus en plus grand et donc l’impression de maîtriser son environnement, mais fait aussi oublier les étapes qui y mènent. Le jeune qui découvre le monde commence par essayer de le dévorer : sa soif de vie se traduit souvent par une sorte de papillonnage que l’adulte nomme superficialité. Mais c’est de cette superficialité qui va partiellement s’estomper avec l’entrée dans l’âge adulte, ou plutôt dans les âges de l’expérience, que va se développer ce travail vers l’intimation progressive.
Quand on analyse les résultats des enquêtes sur les jeunes face au risque numérique, on s’aperçoit que pour la très grande majorité d’entre eux ils ont acquis une discipline intérieure qui s’est construite de manière dialectique en particulier avec les pairs. On est étonné de constater que les dérapages de certains sont le fait de jeunes à profil non repérés antérieurement (exemples des diffamations sur blog d’élèves par exemple). En fait dans le cadre scolaire la contrainte de la forme scolaire tient le comportement des élèves (hormis dans certains cas comme en témoignent les graffitis sur les tables ou dans les recoins de l’établissement), la discipline extérieure tient lieu de discipline intérieure. À la maison il en est tout autrement si le cadre éducatif ne permet pas ces repérages (cf. quelques affaires récentes concernant la diffamation d’enseignants sur Facebook et leurs suites dans la presse quotidienne régionale).
Nous sommes donc confrontés actuellement à un conflit générationnel qui, s’il n’est pas nouveau, prend une forme nouvelle. Les TIC apportent un potentiel nouveau de ferment de conflit. Les adultes sont bien plus prompts que les jeunes à aller dans ces conflits, les précédents même alors que les pratiques ne sont pas stabilisées. C’est ce que l’on a observé avec les quinze premières années d’Internet. Or nous sommes en train de passer à une phase de stabilisation, qui est issue de ce que l’on appelle l’intelligence collective. L’appropriation des environnements numériques ont permis l’apparition d’usages attendus et inattendus, mais il a aussi permis la construction de nouvelles sociabilités, la progressive élaboration de nouvelles disciplines intérieures qui s’affrontent encore en ce moment aux disciplines extérieures indiquent que nous allons vers un rapprochement, mais il faut du temps, et pas seulement des lois hadopi, loppsi ou autres… souvent simples témoins de cette croyance que la discipline extérieure est la seule à pouvoir générer la discipline intérieur; c’est oublier la force constructrice des usages et de l’expérience.
A débattre
Photos flickr crypto ; selva ; Darwin Bell
]]>C’est dans ce contexte que Serge Tisseron publie L’intimité surexposée. Il y reprend de Jacques Lacan le terme d’extimité pour rendre compte de l’expérience vécue des lofteurs : il s’agit moins d’exhibitionnisme que d’une dynamique psychique particulière.
L’extimité n’est pas l’exhibitionnisme. Un exhibitionnisme montre une partie de lui à un public qui généralement ne veut rien en voir. Il est pris dans un scénario fantasmatique très contraignant, et le plaisir ne peut être obtenu que si les choses se passent exactement comme prévues dans le scénario. Etre reconnu n’entre pas en ligne de compte, et souvent l’exhibitionniste préférera ne pas l’être.
L’extimité est “le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique” (S. Tisseron). Il s’agit d’un mouvement de balancier par lequel nous identifions tantôt l’autre à notre personne tantôt notre personne à l’autre. Dans le premier moment, ce que l’autre a de différent est peu à peu atténué jusqu’au dénominateur commun. Les différences sont effacées jusqu’a ce que ne subsistent plus que le dénominateur commun. Le mécanisme me semble être le même que celui de l’identification hystérique qui se base sur un désir commun. Dans second moment, la personne s’identifie à l’autre. Le mouvement est centrifuge et non plus centripète. Ce qui est important, c’est la différence entre le soi et l’autre, différence que le mouvement d’identification va tenter de combler
L’extimité n’est pas donc une simple mise “hors soi”. Ce n’est pas une simple expression. C’est une expression en attente de l’autre et qui ne trouve son plein sens que dans le poinçon que lui donne l’autre. Est extime ce qui est aux marches du Self. L’extime, ce sont ces comptoirs lointains dans lesquels nous faisons commerce avec ce qui est à nos frontières; L’extime c’est ce qui est à l’horizon de moi-même. ce qui de moi même est in extremis. Il faut entendre ici extrême comme ce qui est démesuré, monstrueux au sens de cette chose qui se montre (monstrare) et qui nous averti (monstrum). C’est aussi ce qui est à l’extrémité de moi même, et que je ne peux presque plus re-tenir. . Mais c’est aussi ce qui vient à moi et que j’attrape au dernier moment.
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